Selon des chiffres relayés par ONU Femmes, on estime que, dans le monde, près d’une femme sur trois ont subi au moins une fois des violences sexuelles et/ou physiques de la part d’un partenaire intime, des violences sexuelles en dehors du couple, ou les deux.
Au Sénégal, l’Organisation Mondiale de la Santé parle d’un pourcentage de 27 % des femmes de 15-49 ans ayant subi des violences physiques. Dans 55 % des cas, le mari ou le partenaire est l’auteur de ces actes. De plus, selon la même source, les violences basées sur le genre (VBG) seraient la violation des droits humains la plus répandue, mais égallement la moins visible. Ainsi, 68% des femmes de 15-49 ans victimes de violences n’en auraient jamais parlé avec quelqu’un, ni cherché d’aide.
Au Sénégal, cette loi du silence renvoie directement au concept de soutoura, comme un appel à la discrétion et à la préservation, en quelque sorte, de la dignité. En effet, selon une étude portant sur les Perceptions des populations sur les violences faites aux femmes au Sénégal, menée par Mamadou Makhtar Leye, Ndeye Marème Sougou, Adama Faye, Ibrahima Seck et Anta Tal Dia, on apprend que la société sénégalaise s’appuie solidement sur cette soutoura, dont un élément fondamentale reste la pudeur. Sur cette base, les victimes sont encouragées à garder leur souffrance dans l’intimité et régler à l’amiable les cas de violences.
« Elle dicte que la vie en communauté impose des sacrifices qui permettent de maintenir une certaine stabilité sociale. S’exposer publiquement serait gage de s’exposer à l’opprobe général » (cf. Perceptions des populations sur les violences faites aux femmes au Sénégal, lien précédent). Et, cette même stabilité, ou harmonie, est associée au cadre conjugale et intime, où la soumission au mari serait avouée par peur de nuire à cette harmonie dans le foyer.
Dans ce contexte, surgissent des voix qui viennent briser le silence et s’ériger en soutien des femmes dans les communautés, afin de pallier, par l’action directe, le manque de connaissances sur leurs propres droits et sur les instruments judiciaires au service des populations pour s’attaquer à leurs agresseurs et chercher justice. C’est le cas des Bajenu Gox, une sorte de marraines des filles élues dans les communautés et quartiers pour porter du soutien, écoute et appui à ces femmes victimes de violence.
La parole artistique, arme libératrice
Sur le plan artistique, Ina Thiam s’ampare de sa propre voix pour inspirer d’autres femmes et filles qui subissent des VBG à oser agir et dé-stigmatiser leur propre regard sur elles-mêmes. Nous l’avons contacté pour parler de son ouvrage Issue de Secours, de résilience et des rôles modèles féminins communautaires, à travers sa série La mémoire en miroir, réalisée à Kédougou avec des femmes qui se sont battues pour les droits des femmes de la région dans toutes les sphères sociales.
Venue du milieu de la culture urbaine, Ina Thiam, de son vrai nom, Ndeye Fatou Thiam, photographe sénégalaise prolifique au regard percutant, a réalisé, entre 2018 et 2019, sa première série autobiographique. Un récit intime qui retrace les violences psychologiques et sexuelles, à partir de dialogues réels, de ses propres souvenirs et des autoportraits en noir en blanc, où elle, seule face à l’appareil, seule face à la feuille blanche, écrit son propre vécu, qui devient, sans effort, un récit de resilience dans la propre quête de soulagement.
Étant seulement la deuxième femme à autant s’intéresser au hip-hop et aux cultures urbaines après Fatou Kandé Senghor, les sujets féminins lui sont venus « tout naturellement. À cette époque », en 2010, moment où elle s’approche de la structure Africulturbain, « j’étais la seule femme qui travaillait dans l’association et ça a créé un questionnement et le besoin de parler des femmes ». Elle dit qu’elle à toujours été « prête à inspirer les femmes ». Mais, pour ce faire, elle savait qu’elle avait un fardeau dont elle devait se libérer davantage.
Elle décrit Issue de secours comme « une étape de ma vie. C’était une thérapie ». Maintenant, elle a passé à d’autres choses, « même si ce combat pour la femme que je suis, et les autres femmes, reste une priorité pour moi. » Et c’est dans cette ligne du combat, mené à travers l’art photographique, que s’inscrit sa série La mémoire en miroir, une série développée avec le soutien du Centre Culturel de Kédougou et la ville française d’Isère, qui retrace les profils et les parcours de femmes qui se sont battues sur le plan politique, culturel, sportif, éducatif, de l’entreprenauriat… pour garantir certains droits essentiels aux femmes et oeuvrer à leur autonomie.
Elle a passée des mois avec elles pour les photographier et reccueillir leurs trajectoires, ainsi que celles de leurs initiatives. « Ces femmes sont des combattantes des droits et de la liberté des femmes dans la région. Personnellement, je crois fort aux rôles modèles locales. On a tout le temps tendance à chercher des inspirations ailleurs alors que chez nous il y’en a a gogo. C’est pour ça que j’ai proposé ce projet. »
Pour boucler, elle nous laisse sur ces mots : « Mon travail, plus largement, est une issue de secours pour moi. L’art comme thérapie, je crois en cela. »
« Ce travail m’a permis de réaliser que notre mentale en tant que femme et en tant que personne lambda est fragilisé par plusieurs choses et par la société et le système dans lesquels on baigne. Même si certaines femmes n’ont pas subi la violence sexuelle, elles subissent une société qui n’est pas à leur faveur. Ce travail m’apporte les moyens de trouver des issues de secours a bas échelle. »
D’en parler, d’oser briser le silence, c’est de entreprendre la voie pour surmonter son traumatisme. Comme dit Aminata Libain Mbengue, citée par Ina Thiam à la fin de son ouvrage, « la justice ne guérit pas le traumatisme subi ». Mais s’il y a un point sur lequel toutes les voix concordent, associations, marraines, procoureurs, professionnels de la santé, chercheurs, victimes… est celui du besoin d’éduquer et de sensibiliser les communautés, à tous les niveaux et tous genres confondus, sur l’importance de dénoncer, de chercher de l’aide et d’oser défendre ses propres droits à travers des instruments judiciaires mis à disposition des femmes.
Selon la même étude dirigée par M. Makhtar Laye, médecin, enseignant-chercheur et professeur titulaire de santé publique au niveau de la Faculté de Médecine, Pharmacie, Odontologie, de l’Institut de Santé Et Développement de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, qui a longuement étudié le phénomène des violences faites aux femmes au Sénégal, on soutient que « les femmes, du fait de la faiblesse, voire de l’inexistance, de leur niveau d’instruction, méconnaissent leurs droits et acceptent la domination masculine, situation propice à la récurrence des violences. Cette situation est accentuée par l’acceptabilité des violences au sein de la communauté, qui se traduit par des sanctions légères, voire même inexistantes, à l’endroit des agresseurs. »
Il s’agit d’une réalité appartenant à notre monde actuel, à notre quotidien. Mais si on inversait les genres, si les femmes devenaient tout à coup les perpétreuses des VBG, nous pourrions nous croire tout de suite à Bakento, la ville africaine imaginée par Samantha Tracy dans son ouvrage C’est lui l’homme. Une ville ancrée dans un univers où les pouvoirs politique, économique, social et culturel sont détenus par les femmes, qui en font usage à leur profit. Dans ce monde, la violence est un outil dont les femmes s’en servent pour préserver cette domination, et un homme, seul contre tous, ose se lever contre l’ordre social établi pour essayer de tracer son propre chemin. Samantha Tracy, écrivaine d’origine congolaise basée à Dakar, nous parle de cette histoire.
Demandée sur l’inspiration et les motivations qui l’ont conduite à écrire ce roman, elle nous fait une synthèse : « Pour que les hommes de mon entourage comprennent les problèmes auxquels les femmes devaient faire face tous les jours, j’étais obligée – chaque fois – de leur dire: « Imagine si c’était ta mère, ou ta sœur »… J’en ai eu marre. Donc, j’ai écrit « C’est lui l’homme ». Un condensé de tout ce que je voulais leur dire. À eux en tant qu’hommes et à moi-même, en tant que femme. »
Néanmoins, elle nous dit : « Ce livre n’a pas pour objectif d’éduquer les hommes. Et encore moins, de changer le monde. Même si je le voulais, ce serait difficile de le faire en 200 pages.
Cependant, ce roman a envie de bousculer les certitudes, de choquer, de créer des interrogations et des mises en question. Et ce, chez les hommes autant que chez les femmes. »
« Le poids que je gère en tant qu’auteure de ce roman, c’est celui que plusieurs personnes gèrent au quotidien, pour tirer l’alarme sur les violences dont sont victimes les femmes dans nos sociétés. »
« Aujourd’hui, je suis heureuse quand les gens débattent, parlent et cherchent des explications sur tel ou tel passage. Je crois que l’objectif est atteint. Ce roman peut déranger et c’est très bien. »
Elle conclut par s’ajouter à la famille des défenseurs de la parole contre la perprétration de la violence et pour lutter pour l’éradication des VBG : « En parler ! Il ne faut pas arrêter d’en parler !
Il faut dire aux femmes qu’elles ne doivent surtout pas se taire. Il faut donner des espaces rassurants pour que les survivantes prennent la parole et ne se taissent pas. »
« Il ne faut pas demander aux victimes de viol « comment elles étaient habillées » ou aux victimes de violences physique ou morale « qu’est-ce que tu as pu dire pour qu’il se fâche ? ». Aussi, il faut punir ces actes. Il faut qu’on arrête de « laver le linge sale en famille ». Il faut dénoncer chaque violence et exposer les auteurs de ces actes. Souvent, ce sont des proches. »
« Enfin, il faut préparer les prochaines générations. Il faut dire aux petites filles, dès à présent, de ne pas se taire. Et aux petits garçons, que la violence ne résout rien. »
« Pour ma part, je ne me tairais point.
Ne serait-ce qu’au nom de celles qui ont tellement pleuré qu’elles ne savent même plus comment crier. »